L’histoire foncière du littoral constitue une entrée particulièrement parlante pour décrire la colonisation de ce « territoire du vide ». Retour sur la genèse d’une station balnéaire du Sud Finistère : Bénodet
L’étude du foncier en France métropolitaine bénéficie d’un matériau commun à l’ensemble du territoire (à l’exception de l’Ile de Sein et de l’Ile de Molène) : le cadastre. Disponible à l’échelle communale, le cadastre a été institué pour l’impôt à partir de la loi du 15 septembre 1807, avec une mise en place progressive jusqu’au milieu du XIXe siècle. L’étude cadastrale de Bénodet permet de saisir comment le contexte foncier de la plage du Trez a évolué entre 1830, date de la mise en place du cadastre, et 1933, date de la rénovation du cadastre napoléonien dans cette localité. Cette étude permet de comprendre comment se colonise un territoire littoral, car, en plus de la demande exogène, il semble que la population locale joue un rôle essentiel dans cette dynamique.
La plage du Trez est orientée sud-ouest, vers la baie de Loctudy. Elle est située entre, à l’ouest, l’embouchure de l’Odet, au nord le hameau de Kerloch et, au sud, plusieurs petits hameaux (Trez-Bras, Trez-Bian). Elle est distante d’environ 700 mètres du bourg de Bénodet, implanté le long de la rivière de l’Odet. Au XIXe siècle, la plage sert de voie de circulation entre le bourg et les petits hameaux de Trez-Bras et Trez-Bian. La liaison avec les hameaux situés plus au sud (Kerambechennec, Poulquer...) est coupée par une petite rivière côtière. Au centre de l’anse se trouve un étang côtier d’environ 1,5 hectare.


Une plage aux mains de quelques propriétaires locaux
Lors de la mise en place du cadastre, en 1830, les abords de la plage du Trez sont majoritairement composés de landes et de terres labourables, qui appartiennent à des particuliers. La commune ne possède qu’un terrain : un peu plus de 2 hectares 10 ares de dunes et de pâture, difficilement délimité sur le plan cadastral napoléonien. Cette parcelle est traversée par un sentier qui relie la route et la plage. En 1830, tous les propriétaires des parcelles de la plage du Trez habitent Bénodet, la plupart hors du bourg. Le commerçant Jean-François Le Clinche et le boulanger Corentin Marie Cariou (qui n’est pas propriétaire foncier mais seulement domanier ) sont les seuls à habiter le bourg. Sans compter la commune, huit personnes sont propriétaires des 98 parcelles étudiées. La plage du Trez ne compte que trois maisons (Alain Berrou, Jacques Jourdren et Guillaume Quenechervé). Les propriétaires ne déclarent quasiment aucune parcelle de dune, mais les landes sont nombreuses. Certains louent leurs parcelles, comme Mme Cormier qui loue des terres labourables et des landes. À Bénodet, au cours du XIXe siècle, les terres restent majoritairement aux mains de propriétaires locaux. Les propriétés de Jacques Jourdren, achetées en association avant 1830, deviennent son exclusive propriété en 1850, avant d’être transmises à ses héritiers en 1857 qui les conservent jusqu’en 1900 pour la plupart. Alain Berrou transmet les siennes à son fils Alain en 1877, qui les transmet en 1880 à Jean Hamon, habitant de Kerambéchennec, hameau voisin de la plage du Trez. Ces transferts conduisent parfois à des possessions étrangères à la commune. Les parcelles de Mme Cariou appartiennent en 1863 à Ernest Chauvin des Orières, commis principal des contributions indirectes à Hédé (Ille-et-Vilaine), puis en 1897 à Marie Joseph Chauvin des Orières, à Montauban (probablement le chef-lieu de canton en Ille-et-Vilaine), au lieu-dit la Chevrié. Les partages de terres sont inhabituels sur cette partie de la commune au cours du XIXe siècle.

Une pression balnéaire qui commence à la fin du XIXe siècle.
La plage du Trez ne subit pas de pression foncière avant les années 1890, car Bénodet comporte une autre plage, la plage du Coq, plus proche du bourg. De plus, le site reste mal desservi. La plage est surtout considérée comme un lieu de débarquement possible, que le modeste fort du Coq (corps de garde crénelé modèle 1846) construit en 1862 à l’embouchure de l’Odet est censé empêcher, et un site d’extraction de matériaux pour la construction (extraction interdite à partir de 1908 pour lutter contre l’érosion côtière devenue dangereuse pour les villas). Néanmoins, les baigneurs commencent à s’intéresser au site et, en 1886, le conseil municipal constate qu’elle est fréquentée pendant la saison des bains par un très grand nombre d’étrangers (à la commune), ce qui conduit au classement de la voie d’accès qui part du bourg pour se rendre au Trez en chemin vicinal. L’urbanisation reste exceptionnelle et débute sur la partie la plus proche du bourg. Quatre habitations seulement sont construites au cours de la seconde moitié du XIXe siècle : en 1864 une maison de 200 m2 par François Balch, demeurant à Bénodet, en 1889 un grand manoir par Léon Thornton, militaire à la retraite,

En 1894 une maison construite sur 55 m² de terrain par François Le Breton, de Kerloch (hameau voisin), en 1898 une maison par Jacques Le Caïn, propriétaire de ce terrain d’1,3 hectare depuis 1880. Seul le manoir de Léon Thornton est à l’écart, limitrophe de la plage. Les propriétaires recherchent la proximité du bourg plus que celle du bord de la mer. Le développement balnéaire de cette plage est donc tardif : les baigneurs ont commencé à construire des villas sur les côtes françaises à partir des années 1840, et surtout à partir des années 1850.L’intérêt prononcé pour la plage du Trez augmente au début du XXe siècle, avec l’arrivée plus massive de personnes extérieures à la commune. Une économie balnéaire émerge. Quelques cabines de bains sont installées à partir de 1908 par un maître d’hôtel. Parisiens et Quimpérois commencent à acquérir des terrains au début des années 1900. Constatant le nouvel intérêt porté sur leurs terres, certains propriétaires sont plus prompts à vendre. Pierre Le Caïn fils, qui habite Bénodet, cède plusieurs de ses terrains, notamment à des Parisiens, comme à la veuve Levainville ou à Fernand Dauchez, , et à des Quimpérois, comme le négociant en grains Pierre Kerfer.
En 1900, Jacques Le Caïn (cousin de Pierre et ancien maire de Gouesnach) vend à un autre, négociant, parisien lui, Stéphane Gradwohl, une partie de sa parcelle (sur laquelle sera construite dans les années 1920 la grande villa Ker Madalen). Le Bénodétois François Le Clinche, propriétaire depuis 1886, vend plusieurs de ses parcelles, soit à des autochtones, comme en 1899 à Rodolphe Koechlin, ingénieur civil habitant le manoir qu’a fait construire Léon Thornton, ou en 1902 à Pierre Caoudal et Pierre Goyat, soit à des étrangers, comme en 1912 à la Parisienne Marguerite Lamoureux et Émile Léanté, entrepreneur à Étampes (Seine-et-Oise).

Les parcelles situées le long de la route conduisant au bourg sont celles qui sont le plus facilement vendues. Mais des ventes sont également opérées au sud de la plage, aux abords du village de Trez-Bian. Elles se font au profit de Quimpérois, comme Samuel Piriou en 1897, Alphonse Trévidic fils en 1903 et en 1911, ou Rosine Paugam en 1910.


Seul François Le Clinche vend dans ce secteur. Alors que les divisions de parcelles étaient jusqu’alors exceptionnelles, l’attrait balnéaire encourage les propriétaires à émietter leurs parcelles et à en tirer ainsi un meilleur revenu (immédiat). La première vague d’achats de terrains s’arrête en 1914, avec quelques rares ventes en 1915. La construction de maisons, qui se fait en continuité depuis le bourg, n’est pas interrompue, mais ralentie.
L’arrivée des professionnels balnéaires et des spéculateurs
La première vague d’acheteurs renforce progressivement ses possessions. Certes, de nouveaux acheteurs apparaissent, mais certains noms reviennent régulièrement, soit en vue de consolider leur patrimoine foncier sur un espace réduit, soit pour revendre à court terme à un meilleur prix.Certains achètent vraisemblable-ment pour spéculer. A partir de 1901, Pierre Kerfer achète de nombreuses parcelles afin de les diviser et de les revendre. Après avoir négocié avec les propriétaires locaux, il achète ainsi les parcelles de la veuve Levainville en 1904, pour les vendre entières quand elles sont petites, comme en 1905 à Paul Canévet, négociant en vins à Quimper (54 m²), ou divisées, comme en 1906 à Jean-Marie Louédec, quartier-maître à puis à nouveau en 1912 au chimiste parisien Henri Vertadier. Pierre Kerfer reste toutefois propriétaire de certaines parcelles. Les autochtones ne sont pas exclus de ce trafic, puisque Jean-Marie Louédec, qui possède une maison dans le bourg depuis 1898, vend en 1911 son terrain à Henri Vertadier. D’autres cherchent à se créer un patrimoine foncier car il s’agira de la base de leur travail. Joseph Boissel, maître d’hôtel au bourg, commence en 1913 à acheter des parties de parcelles, notamment à Pierre Kerfer. En 1912, Pierre Jacq, qualifié d’aubergiste à Trez, achète à Marguerite Le Fur, débitante à la Plage une « maison en cabine de bain » (probablement un établissement de bains) située sur la plage, qu’il démolit. Il préfère construire en 1913 une terrasse avec une buvette sur la parcelle deRené Quéffelec, cabaretier au Croissant Kérangueven, et la même année, devient propriétaire d’une parcelle située à proximité de la route de la Plage, sur laquelle il bâtira son hôtel en 1916. Jean-Marie Daniel transforme au milieu des années 1920 le manoir construit par Léon Thornston en un hôtel agrémenté d’un vaste parc, l’hôtel Kermoor.

Les quartiers de la Plage, générateurs de mélanges de populations
Les transactions reprennent au lendemain de la Première Guerre mondiale. Comme souvent dans les quartiers de la Plage de l’époque en France, le quartier de la plage du Trez en formation mélange deux populations qui n’ont pas les mêmes moyens financiers : les ouvertures des maisons sont utilisées pour étalonner l’impôt immobilier, jusqu’à la suppression de la contribution sur les portes et les fenêtres, par la loi du 19 juillet 1925 - 5. Plus la maison comprend de portes et de fenêtres en façade, plus le propriétaire paiera des impôts. De plus belles maisons s’élèvent dans le quartier de la Plage mais la population modeste parvient tout de même à accéder à la propriété, sur un terrain encore relativement vierge. Ainsi, Paul Rolland, couvreur entrepreneur à Quimper, et Alain Boussard, marin-pêcheur,

voisinent sur la route de la Plage, chacun possédant une maison, pour le premier construite en 1915 (12 ouvertures) et pour le second en 1904 (4 ouvertures). Une partie des propriétaires villégiateurs, d’origine modeste, investit dans des constructions simples implantées sur des parcelles de quelques centaines de m², ce qui est, à l’époque, plutôt restreint : Guillaume Clément construit sa maison sur une parcelle de 100 m² et la couturière Joséphine Normand sur une parcelle de 418 m² (parcelle achetée en commun avec sa sœur). La plage du Trez devient un lieu de promenade grâce à la construction d’une route le long de la grève en 1916. Les constructions se multiplient et se renouvellent. Pierre Jacq, après avoir agrandi sa construction avec une buvette en 1915 (qu’il démolira en 1917), construit en 1916 ce qui est présenté comme une maison avec 29 ouvertures (en fait un hôtel), démolie en 1920 pour être remplacée par un hôtel avec 33 ouvertures, démoli en 1922 pour l’Hôtel de la Plage, comportant 58 ouvertures. Des parcelles plus éloignées du débouché de la route de la Plage sont achetées, par Pierre Jacq notamment, mais le centre de l’anse du Trez, voisin de l’étang côtier, reste peu recherché.

De nouveaux propriétaires, acteurs du développement balnéaire
L'arrivée de nouveaux propriétaires au sein de la population locale relance le processus de vente. Le Quimpérois Yves Golias, qui entre en possession des terres des héritiers de Jacques Jourdren en 1908, après avoir commencé à diviser quelques parcelles entre 1911 et 1914, reprend les transactions en 1925. Il vend généralement à des Bénodétois et à des Quimpérois. Yves Cariou, habitant au lieu-dit Trez-Bras, reçoit en 1924, par l’intermédiaire de son épouse née Sautejeau, quelques parcelles du côté de Trez-Bian. Il ne tarde pas à en faire des ventes. Dès 1924, il en vend une partie à Maurice Maléjac, gérant à Ergué-Armel (actuellement lieu-dit au sud-est de Quimper). Il lotit par la suite plusieurs parcelles : une parcelle de 26,92 ares, vendue à 11 personnes entre 1925 et 1927 (en 1932, Yves Cariou reste en possession de 7,62 ares) ; une parcelle de 1,52 hectare, vendue à 19 personnes (en 1932, Yves Cariou reste en possession de 14,62 ares). Sa plus grande parcelle a été viabilisée par 1750 mètres de voies d’une largeur de huit mètres, avec le soutien du maire de Bénodet. Ces lotissements privés renforcent la présence des Quimpérois, très majoritaires, et des Parisiens. Quelques acheteurs habitent la commune, dont certains font probablement partie de la famille du vendeur, comme en 1930 Jean Sautejeau, à Pen-ar-Groach, et Pierre Daniel époux Sautejeau. Le secteur de Trez-Bian devient un véritable quartier balnéaire, détaché de la colonisation continue qui a eu lieu à partir du bourg.

Le lien familial permet de transmettre l’intérêt d’une implantation sur le bord de mer. Les Le Louët sont ainsi au nombre de trois, sans que le lien familial ne puisse être complètement affirmé : deux Quimpérois, Paul Le Louët et la veuve Pochard née Le Louët, s’établissent sur la plage du Trez, dans le lotissement d’Yves Cariou, au cours des années 1920, tandis que Georges Le Louët, inspecteur des épizooties à Saïgon, construit une maison en 1926 dans le quartier de la Plage du côté du bourg. Certains propriétaires bâtissent un parc locatif important, mais ils ne parviennent pas toujours à le conserver. Émile Léanté, entrepreneur à Étampes, construit deux maisons en 1915, dans le quartier de la plage du Trez à Bénodet. Il vend en 1922 ses deux maisons, l’une au Quimpérois Victor Heurté (12 ouvertures), l’autre au Parisien Alfred Guihlem (12 ouvertures). Il cesse d’être propriétaire à Bénodet en 1925.
Maurice Heitz Boyer, professeur chirurgien à Paris et médecin du pacha de Marrakech, achète en 1924 une maison au Quimpérois Félix Darnajou,

Fig 12 : Maurice Heitz Boyer
puis, tout en investissant dans quelques parcelles voisines, construit entre 1926 et 1928 sur la même parcelle, route du Fort, une villa orientée sur la plage du Coq, la villa Magdalena (aujourd’hui inscrite aux Monuments Historiques), et achète en 1929 à Jean Guillou, de Pen-ar-Da-guer, une maison dans le secteur de Trez-Bian. A partir de 1926, il est locataire du fort, qu’il essaiera à plusieurs reprises d’acheter à la Marine.

Ces parcs locatifs bénodétois sont toutefois très modestes car, dans certaines stations balnéaires, des propriétaires mettront en location une dizaine de villas leur appartenant personnellement.
Un nouvel essor de la construction
En 1925 est décidée la construction d’une route directe depuis l’entrée de la ville vers la plage, évitant de traverser le bourg de Bénodet, mais elle n’est réalisée qu’en 1937 (il s'agit de l'avenue de la mer). C’est le long de cette route que se fera une partie de l’urbanisation balnéaire après la guerre, permettant un nouvel essor de la construction balnéaire, les parcelles limitrophes de la plage étant urbanisées. L’étang côtier est asséché dans les années 1950, mais cette zone, occupée en partie par un camping, reste peu urbanisée jusqu’à aujourd’hui. Comme dans de nombreuses stations balnéaires françaises, les spéculateurs restent rares à Bénodet par rapport à la masse d’individus désireux de construire une maison secondaire au bord de la mer ou d’accéder à la propriété. La dynamique balnéaire s’est constituée progressivement et relativement tardivement sur la plage du Trez, avec l’arrivée plus massive d’estivants, un accès facilité et une nouvelle population locale de propriétaires plus encline à se séparer de ses terrains. La plus grande modestie sociale de la population qui fréquentait cette plage, par rapport à la plage du Coq par exemple, a conduit à un émiettement du parcellaire, adapté aux nouveaux usages urbains du bord de mer à partir de l’entre-deux-guerres et surtout après la Seconde Guerre mondiale dans les petites stations. Les parcelles situées le long de la plage ont toutefois été rapidement urbanisées, ce qui a conduit, dès après la guerre, les nouveaux arrivants à coloniser des parcelles plus en arrière, le long des voies de circulation. L’essor balnéaire de la plage du Trez de Bénodet est un bon exemple du développement urbain des petites stations françaises.
in "L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)", ouvrage paru aux Presses universitaires de Rennes en 2008.
l'auteur, Johan Vincent est Docteur en Histoire, chercheur associé au TEMOS (FRE 2015, Université de Bretagne-Sud), et auteur de sept livres et d’une cinquantaine d’articles scientifiques sur les thématiques du tourisme balnéaire, du patrimoine maritime, des risques naturels et des enjeux fonciers.
Comments